Le marché automobile de l’Inde est séduisant. Très séduisant avec une croissance de 6% en 2015, une population d’1,2 milliard d’habitants et des ventes de voitures en croissance constante. Mais rien n’est simple dans ce pays continent où seulement 2,57 millions de voitures se sont écoulées en 2014. Malgré leurs efforts, les géants mondiaux de l’automobile représentent moins de 10% du marché de l’automobile.
Fondateur et ancien directeur général de Renault India, et aujourd’hui à la tête de Sy.B Consulting, Sylvain Bilaine livre quelques clefs de lecture pour comprendre cet étrange marché.
L’automobile en Inde, une industrie très jeune
Elle est âgée d’à peine une petite soixantaine d’années, depuis l’indépendance de l’Inde. En encore, pendant les 30 années suivantes, elle a suivi un modèle socialiste, avec une société d’État qui contrôlait 90% du marché…. et une liberté d’entreprise pour le moins restreinte.
L’industrie indienne telle qu’on la connaît aujourd’hui n’existe que depuis 1991, avec la libéralisation de l’économie, initiée par Manhoman Singh. C’est aussi à cette époque que quelques joueurs mondiaux débarquent en Inde et commencent à relever les défis du pays.
Des leaders nationaux
« Ici ce sont les constructeurs indiens qui fixent les règles du jeu de la concurrence. Maruti pour les voitures, Tata pour les camions, Bajaj pour les 2-3 roues… tous les leaders sont indiens. » Même si certains sont détenus par des acteurs mondiaux comme Maruti, privatisée au milieu des années 2000 et détenue à 54% par Suzuki.
Et un marché particulier
Un prix moyen très bas
Comme dans beaucoup de domaines, une voiture en Inde ne doit pas coûter trop cher : « 70% du marché automobile, ce sont des produits à moins de 450 000 roupies. En France, on a peut-être 2 voitures qui coûtent ce prix-la. En Inde, le prix moyen d’une voiture est de 7 000 euros contre 14-15 000 euros en France. Ça fait une grosse différence.»
Et en dépit de leurs efforts, les Occidentaux se cassent les dents : « c’est en Inde que, pour la première fois dans le monde, la Logan n’était pas rentable. Il a fallu revoir le business plan. Nous avons dû trouver d’autres postes d’économies pour, au final, arriver à une Logan indienne 15% moins cher que dans le reste du monde. C’était la condition sine qua non pour en faire une voiture rentable.» Ce qu’elle ne sera jamais : en 2008, le gouvernement impose à 24% les voitures de plus de 4 m de long. Et la Logan mesure … 4,25m. Trop chère pour une low cost et trop low cost pour la classe moyenne, la Logan ne trouve plus sa place en Inde.
Et des attentes différentes selon les Etats
Dans un pays grand comme un continent, pas étonnant de trouver quelques différences du nord au sud, de l’est à l’ouest, sans parler des écarts entre Etats en termes de populations, de culture, de développement économique. On parle de l’Inde, mais parler des Indes serait plus juste. « Quand on a lancé la Logan, alors que j’étais président de la joint venture, le DG m’a dit qu’il y avait un problème d’acceptation de la voiture par les clients. Pendant 3-4 jours, nous avons fait le tour des concessionnaires pour voir ce qu’ils disaient de la voiture. Au sud, le concessionnaire tamoul, discret, pas très expansif, économe, voire un peu radin, adore la voiture. Il y a de la place, le coffre grand, on tient à 6 dedans, elle ne consomme pas beaucoup. Exactement l’inverse du jeune Punjabi frimeur de Delhi qui nous a demandé : comment pouvez-vous vendre une voiture aussi moche ? Le tableau de bord est triste, tout est beige … Comment voulez-vous que je vende cette voiture ? Et ce n’est qu’un exemple des extrêmes qu’on trouve là-bas où coexistent des dizaines de cultures. »
Peut-on vendre une même voiture dans toute l’Inde ?
« A la fin, on vend partout les mêmes voitures, mais elles plaisent plus soit au nord, soit dans le sud… Les besoins sont différents, tout comme les économies de chaque Etat peuvent être très différentes. En termes de développement humain, le Kerala est presque comme la Thaïlande. Le Bihar est presque comme l’Afrique subsaharienne. »
Sans parler du climat. Car on n’achète pas un cabriolet à la même période de l’année qu’on soit au nord ou au sud. Pour lancer un cabriolet, mieux vaut viser entre octobre et février à Delhi. Le climat est agréable. On pense week end au Rajasthan. A partir de juin, avec l’arrivée de la mousson, la voiture risque le flop. Dans le sud, les périodes changent. Il faut s’adapter. Or, estime le consultant Emmanuel Balayer, beaucoup de marques ont du mal à le comprendre et par conséquent, génèrent des revenus inférieurs à ce qu’elles espèrent.
Des besoins qui évoluent
Les gens circulent de plus en plus. Une aubaine pour l’automobile ? Les villages, autrefois accessibles uniquement en char à bœufs, n’ont-ils pas besoin de voitures eux aussi ? Ce n’est pas encore le moment, répond Sylvain Bilaine. Le marché en plein essor dans les campagnes, c’est celui « des 2 roues, des utilitaires, des pick up, des tracteurs, mais pas de voitures… 16 millions de 2 roues sont vendus par an aujourd’hui, 15 millions en occasion pour 2,5 millions de voitures vendues.»
Car après la mule, le cheval ou le char à bœuf, le premier moyen de transport des paysans indiens, c’est la moto insiste Sylvain. « Chaque famille, ou presque, a une moto, neuve ou d’occasion pour aller à la ville, au bourg, au marché… C’est la première mobilité automobile au sens premier du terme. »
Vu les infrastructures actuelles, la voiture est-elle utile ?
« Les infrastructures, c’est une tarte à la crème pour les politiciens. Le manque d’infrastructures n’empêche pas les gens d’acheter des voitures. Et les infrastructures se développent quand il y a des voitures et des gens qui paient des impôts. Aujourd’hui, il y a seulement 3 millions de gens qui achètent des voitures. Et pas assez d’impôts pour développer des routes. »
Et quand le besoin se fait sentir, on n’attend pas que l’Etat s’y mette. « Les entrepreneurs indiens font, depuis toujours, des affaires sans l’aide du gouvernement. Par exemple, l’autoroute surélevée qui relie Electronic city à Bangalore : c’est le consortium des entrepreneurs d’Electronic city (Infosys, Wipro…) qui l’ont payée.» Selon la même logique, tous les industriels s’équipent de groupes électrogènes dans leurs usines pour éviter les risques de panne. Notamment dans le secteur automobile : « On ne peut pas se permettre une panne d’énergie, par exemple sur la chaine de peinture de voiture. Si elle s’arrête pendant 10h pour cause de panne, il faut tout démonter et nettoyer. Ce qui signifie : pas de boulot pour les gens pendant 1 mois. » Hors de question de prendre le risque.
L’Inde, d’abord un apprentissage
Présent depuis plus de 10 ans en Inde, l’aventure de Renault India n’a donc pas été de tout repos. Comme la plupart de constructeurs occidentaux, elle a traversé toutes les turbulences possibles et imaginables et ce, dès le départ. Avant même d’arriver en Inde, les négociations avec le partenaire, Mahindra ont pris énormément de temps. Pourtant ce n’était pas faute de se connaître. Mahindra fournissait déjà des moteurs à Renault à l’époque. « J’ai négocié beaucoup de contrats dans ma vie, mais je n’y ai jamais passé autant de temps qu’avec Mahindra : 18 mois contre 6 à 9 mois en moyenne.» A l’issue de cet avant-goût, Sylvain Bilaine arrive en Inde avec une feuille blanche pour créer Renault India à Nashik.
Et là commence l’exercice complexe mais ô combien passionnant de travailler avec des Indiens tout en respectant des contraintes occidentales. « J’ai appris sur le terrain ce qu’on peut faire de mieux avec les Indiens. Ici il y a une énergie rare, la volonté, un plaisir de faire, des gens assez compétents dans l’ensemble, même s’ils ne sont pas encore assez nombreux… Il y a cette double opportunité de savoir ce qui se passe à l’extérieur et de travailler de l’intérieur.» Une double casquette qui permet à Sylvain à son départ de Renault en 2010 de lancer Sy.B Consulting.
Nouvelle surprise : spécialiste de l’automobile dont il connaît tous les maillons (« à l’exception de la partie commerciale »), ayant travaillé aux Etats-Unis, au Japon, en France, en Italie et donc en Inde, Sylvain pensait que ses services de consultant intéresseraient en priorité les industriels de l’automobile qui cherchent à s’implanter en Inde. C’est finalement sa capacité à utiliser les bonnes pratiques venant de l’ensemble du monde occidental qui attire principalement des Indiens et surtout à la leur faire partager.
Et c’est peut-être là le secret de la réussite en Inde pour les Occidentaux : comprendre et adapter les besoins des uns aux attentes des autres. Une niche d’avenir en Inde ?