Comment vivre dans un pays en pleine démonétisation ? C’est le défi auquel ont été confrontés des millions d’Indiens du jour au lendemain.
Une démonétisation stricte dans l’application…
Le 8 novembre dernier, le premier ministre Narendra Modi, annonce la démonétisation dans la nuit des billets de 500 et 1000 roupies. Dans un pays où 90% des transactions s’effectuent en cash, démonétiser 86% des billets en circulation n’est pas sans conséquences.
La population est donc invitée à se rendre fissa dans les banques pour convertir les billets.
A certaines conditions :
- Les particuliers ne peuvent convertir plus de 4000 roupies (55€) en liquide, le reste doit être déposé sur un compte.
- Les retraits au distributeur sont plafonnés à 2000 roupies.
Et des couacs niveau logistique
Le gouvernement a voulu frapper vite et fort. Il n’y a donc pas eu d’expérimentation préalable pour évaluer cette opération d’envergure. Ce qui pourraient expliquer certains problèmes :
- Les banques n’ont pas été suffisamment approvisionnées en nouveaux billets de 2000 roupies
- Les nouveaux billets de 500 roupies n’ont été mis en circulation que le 16 novembre, soit 8 jours après la démonétisation des anciens billets et en quantité insuffisante
- Les distributeurs de billets qui auraient dû, dès le 9 novembre approvisionner la population en billets de 2000 roupies ont dû être reconfigurés en urgence à la main car les nouveaux billets, plus larges que les précédents, ne passaient pas dans la machine.
- Les billets de 2000 roupies étaient du reste difficilement utilisables. Impossible de rendre la monnaie.
Mais c’est l’Inde. Et chacun se débrouille. On a donc pu voir des foules patientant parfois des journées entières pour changer leurs roupies. Une start up a même connu un succès foudroyant en proposant de louer les services de jeunes gens pour faire la queue à la place de leurs clients.
Et tout cela pour ?
Les raisons d’une telle opération surprise ne sont pas très claires non plus. En général, on procède à une démonétisation forcée en cas d’hyperinflation, comme dans l’Allemagne de 1923. Dans un pays à l’économie florissante comme l’Inde, la chose est peu banale. Les raisons avancées par le gouvernement peinent à convaincre :
- Opération de sécurité intérieure ? Le Pakistan voisin aurait été prêt à déverser des tonnes de faux billets en Inde. Bon, cette explication a pris un peu de plomb dans l’aile depuis que même la très sérieuse Reserve Bank of India a admis ne pas avoir retrouvé de faux billets.
- Lutte contre l’évasion fiscale et la corruption ? Au-delà de 3400 € déposés à la banque, ou si les sommes déposées ne correspondaient pas aux revenus supposés, l’origine des fonds devait être démontrée, au risque, sinon de devoir payer des pénalités allant jusqu’à 200%.
Certes, mais les bénéficiaires gardent rarement leurs billets mal acquis. Au contraire, ils préfèrent l’investir au plus vite dans l’immobilier (20 à 25% du montant des transactions est réglé en liquide). De fait l’immobilier dans les grandes villes comme Mumbai ou Delhi donne déjà des signes de faiblesse.
- Certains affirment que ce serait un moyen de mettre hors jeu les partis de l’opposition qui disposent d’importantes sommes en cash, pour préparer les élections. De ce côté, la démonétisation serait un succès.
- Enfin, il s’agirait de faire rentrer dans le giron de ‘économie formelle toute l’économie parallèle qui représenterait les 3/4 de l’économie indienne.
- Enfin, cela oblige l’Inde à adopter de nouvelles habitudes et à se convertir, à marche forcée au paiement électronique
Les moins bien lotis ont le plus souffert
Mais le pays était-il prêt? Fortement ruralisés, seuls 42% des Indiens ayant des revenus modestes disposent d’un compte en banque. Ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas ou peu de banques accessibles à la campagne.
Les habitants des villes rencontrent moins ce problème, mais ne sont pas pour autant épargnés. « Ce sont vraiment les gens qui ont le moins de moyen et qui sont le moins équipés qui ont été touchés en premier » explique un couple d’entrepreneurs à Bangalore. Faire ses courses est devenue une gageure : « dans les supermarchés, ce n’est pas un problème. On peut payer avec une carte. Or ce sont les classes aisées qui possèdent une carte bancaire. Sur les marchés où tout se fait en liquide, c’est autre chose » rappelle Sylvain Bilaine.
Dans le textile, raconte Caroline Joire, « la production est ralentie, il est difficile pour les petites usines de conserver leurs tailleurs car ils doivent être payés en cash et il est difficile d’obtenir de gros montants pour payer tout le monde. Les ouvriers prennent des jours de congés pour faire la queue aux ATM et aux banques, parfois sans succès. La vie de tous les jours est affectée. »
Les comptes d’entreprise à la banque ont la possibilité de retirer davantage de cash que les particuliers. Faire un chèque pour obtenir du liquide à la banque fonctionne également très bien. Voire en mettant la pression sur le directeur de la banque, quand l’activité de l’entreprise est suffisamment rentable. Mais ce n’est pas possible pour tout le monde.
Des solutions qui profitent surtout aux plus aisés
Ayant déjà adopté le e-payment, PayTM, possédant une carte de crédit, les classes aisées ont su se débrouiller au quotidien. Quitte à contourner les règles, ce qui est une pratique courante : nombre d’employés de maison ont déposé une partie du liquide de leur employeur sur leur compte personnel. Ils rendent la somme en valeur courante, empochant au passage 10% de commission
L’essor du e-payment
Beaucoup se sont convertis au e-paiement : comptes PayTM ou autre. La plupart des transactions du quotidien s’effectuent via des applications : Ola ou Uber pour les déplacements, PayTM pour les paiements, même pour les employés de maison ou les nounous expliquent Johanne et Nicolas.
Pour les start ups ayant développé des applications ou des solutions de paiement, c’est une aubaine. Jusqu’au 8 novembre, les autorités ne s’intéressaient pas vraiment à ce type de produits. Aujourd’hui, se réjouit un jeune entrepreneur indien, ils ont la pression pour trouver rapidement des solutions. C’est le signe que l’Inde est en train de rattraper son retard.
Pourtant le commerce électronique, qui a le vent en poupe, en dépit des difficultés d’accès de certaines zones, souffre. En Inde, nombre d’achats étaient réglés en liquide à la livraison, notamment dans les zones les plus rurales.
De nombreuses limites propres à l’Inde
Le smartphone pour régler ses achats, c’est bien. Encore faut-il en posséder un. C’est le cas de 220 millions d’Indiens. Le marché dominé aujourd’hui par Samsung, est certes en plein essor. Mais cela signifie qu’aujourd’hui, seul un Indien sur 6 peut utiliser le paiement via mobile.
De plus, l’usage massif des applications a révélé la faiblesse des infrastructures : les serveurs des banques sont surchargés et plantent régulièrement. Ce qui rend difficile n’importe quel achat courant.
Les installations laissent aussi à désirer: il n’y a pas de 3G à l’aéroport de Delhi, impossible d’utiliser les appli type Uber ou Ola explique Sylvain Bilaine qui en a fait les frais.
Des conséquences encore largement méconnues
Les conséquences sur la croissance économique sont encore largement méconnues. Les prévisions prévoient une croissance de moins de 7% et non plus de 7,6%.
Certains secteurs ressentent largement les conséquences : outre l’immobilier, les ventes de voitures sont touchées. Depuis la démonétisation, les ventes d’automobile ont baissé de 25% et les motos, de 30%, raconte Sylvain Bilaine. Mais surtout les concessionnaires ont remarqué une baisse de la fréquentation des show room de l’ordre de 70% en novembre.
Le tourisme aussi connaît des désagréments : les petits hôtels et guest houses qu’on règle en liquide sont désertés. Les hôtels prenant la carte de crédit en profitent, mais ils ne sont accessibles qu’à une faible partie de la population.
Les touristes étrangers aussi ont dû s’organiser. Fin novembre, il était presque impossible de trouver des roupies à Paris chez les agents de change. Shanti Travel s’est organisé pour fournir des roupies à ses clients à leur arrivée en Inde.
L’économie informelle durement touchée
Dans les grandes villes, tous les métiers de rue, alimentaires, services… ne fonctionnent qu’avec du cash. Nombre de métiers sont payés chaque jour et en cash. « Les métiers informels se sont arrêtés, explique Sylvain Bilaine. La ville s’est vidée de tous ses travailleurs : ils sont payés tous les jours, en cash. Or pour un petit patron, c’est devenu impossible de trouver suffisamment de liquide pour payer les journaliers. Même chose dans les petits restaurants de rue».
Et un premier ministre toujours populaire
Nombre d’Indiens, soutiens de Modi, considèrent cette mesure comme utile. Et le premier ministre en a rajouté une couche nationaliste : qui est contre la mesure truande l’Inde.
Contrairement au Venezuela où une mesure similaire a provoqué de violentes manifestations obligeant le président à reculer, les Indiens ont accepté calmement la démonétisation.
Mais le temps passe et des critiques commencent à se faire entendre. Modi avait demandé 50 jours pour revenir à la normale, soit le 31 décembre. Mais le délai est dépassé. A la veille de présenter le budget, le gouvernement a fait un premier pas pour reconnaitre les dommages causés par la démonétisation. Les Indiens, eux, commencent à trouver le temps vraiment long.