Frugal Innovation Day : créer et innover dans la pénurie et la joie

« Créer dans la pénurie et la joie » c’est possible. C’est d’ailleurs ce que le concept en vogue, jugaad, développe depuis des années en Inde. Importé en Occident, il séduit multinationales et start up. Consultants et simples particuliers s’en inspirent également.

L’idée de produire ou faire mieux avec moins est alléchante. Mais comment ? Pourquoi ? Qui est concerné  ? C’est à toutes ces question qu’ont réfléchi et répondu les intervenants du Frugal Innovation Day organisé  à Paris le 19 mars dernier.

La quête de sens …mène à l’innovation

Pour les entreprises, l’innovation frugale est simplement une question de survie. Elles doivent répondre aux besoins des publics, des communautés, avec toujours moins de moyens; penser à des services et des produits sobres en matières premières et en énergie, conçus durablement, respectueux de l’environnement!

Les particuliers, les actifs eux sont aussi à la recherche de sens. Une démarche qui pousse à intégrer davantage de sobriété dans les modèles économiques.

Les entrepreneurs de l’innovation frugale

Innover contre l’exode rural et l’appauvrissement des terres

Entreprendre à partir de rien ou presque, c’est possible. C’est ainsi qu’est apparue la forêt de Sadhana. Aviram ROZIN s’est appuyé sur la solidarité et la coopération pour replanter une forêt.

Là où il n’y avait plus qu’un désert et des terres érodées, la communauté (un millier de volontaires venus de 50 pays différents) mise sur pied par Aviram Rozin a fait renaître une forêt de 30 Ha. En moins de 16 ans, 91 espèces d’oiseaux et d’autres animaux qui avaient déserté les lieux sont revenus.

Un miracle écologique, économique et humain réalisé grâce aux techniques frugales dans tous les domaines : conservation de l’eau (en aquafère), construction des logements sans utiliser de ciment… et surtout  conscience de la préciosité des éléments : “lorsque vous devez utiliser des seaux pour transporter votre eau, vous prenez conscience que vous ne pouvez pas la gâcher.” Tout est dans l’art d’innover simplement et au moindre coût. D’autant plus, insiste Aviram Rozin que  “nous avons besoin de peu de ressources mais nous sommes habitués à en utiliser trop”.

L’objectif de la forêt de Sadhana est en train d’être atteint. Les villageois des alentours ont les moyens de cultiver leurs terres et d’endiguer l’exode vers les bidonvilles des grandes villes à la recherche de travail. le concept a depuis essaimé au Kenya et en Haïti.

La mode qui donne un avenir aux femmes

A des milliers de kilomètres de là, Sakina M’SA a mis sur pied sa marque de mode éthique et frugale, Front de mode. “Ce qui m’a porté, dit-elle, c’est que je ne savais rien faire à part coudre et faire des fringues.”

Ajoutez à cela un constat alarmant : 50 000 mètres de tissu sont jetés et brûlés par an dans chaque maison de tissu. « C’est inadmissible de jeter tout ça “Sakina a rencontré le CEO de Kering qui lui a ouvert les portes des maisons de couture du groupe de luxe. “Je réalise des collections avec les poubelles de la haute couture” résume-t-elle.

La marque fonctionne grâce à l’inclusion : “A Barbès, il y avait beaucoup de mamans qui avaient des savoir-faire. On est devenu une entreprise d’inclusion dans la mode.” Femmes des quartiers, femmes marquées par la vie, détenues de Fleury Mérogis apprennent avec Front de Mode à rebondir. Deux mantras résument la philosophie de la marque  :

• Le désir  mène à l’illumination
• La sévérité bienveillante

“On crée des collections pour plus de style mais surtout plus de sens” explique la styliste.

Lorsque le langage informatique s’ouvre à la frugalité

Et pourquoi la frugalité ne pourrait pas s’imposer dans un monde aussi complexe que le code informatique ? Arnaud HUON consultant chez OCTO Technology démontre qu’innovation frugale et informatique ne sont pas opposés.

La grosse majorité des projets informatiques se soldent par des échecs, dont les pertes se chiffrent en millions d’€. Un exemple entre mille : le logiciel de gestion de paie de l’armée qui n’a jamais fonctionné.

En informatique, il existe une idée reçue : il faut écrire 100 000 lignes de code pour résoudre une problématique. Passée à la moulinette du jugaad, cela donne : comment optimiser et résoudre les problématiques en 10 lignes de code ? Qu’est-ce qui peut être automatisé ? Les réponses viennent en faisant appel à la communauté et à la collaboration. Et derrière ces initiatives, on trouve ces nouveaux acteurs, les artisans logiciel. Un artisan logiciel cherche à développer continuellement sa pratique. Son objectif ? Apporter de la valeur pour l’utilisateur final.  Ce n’est pourtant pas évident d’aller à l’encontre des pratiques, à moins de suivre les conseils d’Arnaud :

• Persévérer
• Oublier son ego et tester chaque paramètre pour être sûr d’aller dans la bonne direction
• Savoir se ressourcer
• Ne pas hésiter à sortir de sa zone de confort. Dans l’esprit optimiste jugaad, cela donne : agrandir sa zone de confort
• Ne jamais abandonner!

Une réinvention de l’activité qui est apparue en parallèle de profondes interrogations sur le travail. La crise de 2008, l’omniprésence de l’intelligence artificielle ont entraîné de profondes interrogations sur le travail. Avec un constat : la rémunération ne suffit plus à motiver les salariés.

Le travail, le management doivent se réinventer et donner du sens et permettre aux collaborateurs de révéler leur potentiel insiste Arnaud. Même dans un domaine aussi codé que l’informatique.

Développer l’innovation frugale : ceux qui créent des liens

Quand co-working rime avec bienveillance

Collaboration, intelligence collective sont des fondamentaux du Jugaad. Anthony GUTMAN l’a bien compris. Il est le co-fondateur de Remix, la plus grande communauté éclectique de coworking à Paris, dont il rappelle les principes… très jugaad:

• La bienveillance, l’empathie, l’entraide sont fondamentales. Remix est un lieu où l’on se sent bien
• Le décloisonnement. La communauté Remix s’appuie sur le mélange des âges, de l’origine, des métiers,….
• L’engagement : il existe un processus de sélection au Remix. Chacun doit faire part de ce qu’il veut apporter à la communauté.
• L’authenticité, qui consiste à parler de ses succès … mais aussi de ses échecs.

Du co-living pour stimuler la créativité

Paul POUPET est le fondateur du premier #Hackerhouse à Paris, un espace de co-living pour des passionnés de technologie et d’entrepreneuriat. Associer deeptech, hard tech avec la frugalité ne va pas de soi, remarque-t-il cependant.

A tort :  la recherche est un vivier d’innovation frugale. Grâce à la créativité des jeunes diplômés qui y travaillent. Plutôt que de les attirer par des promesses de promotions,  Paul Poupet propose de les faire travailler sur les problématiques des utilisateurs finaux.

Les occupants des Hackers Houses sont salariés. Ils vivent et travaillent sur place. 50% de leur temps est consacré à des missions pour des grands clients (EDF, groupes du BTP…)

Et les autres 50%, ils montent des solutions en s’inspirant des problèmes rencontrés par les utilisateurs. “On voit des passionnés, heureux. On retrouve des valeurs de l’innovation frugale, l’humilité et l’authenticité.”

Mot d’ordre : faire mieux avec peu de ressources. C’est ainsi qu’est né Jerry Computer, un ordinateur fabriqué à partir des matériels informatiques usagés, assemblés et montés dans un bidon (jerrican) de 20 litres. Un moyen frugal de réduire la fracture numérique par exemple en Afrique.

Ceux qui font connaitre l’esprit Jugaad

La frugalité, oui. Mais comment ? des ambassadeurs de la vie frugale partagent leurs expériences et leur connaissances du processus.

C’est le cas de Santa MEYER-NANDI la fondatrice du Think & Action Lab. Au départ, un défi : vivre une vie sans cesse plus frugale. Elle a ainsi vécu un an sans acheter un seul objet. Aujourd’hui consultante, elle aide entreprises et collectivité à réduire sans cesse leur consommation.

Le Frugal Strategy Canvas, présenté par Abhinav AGARWAL permet d’identifier les contraintes afin de prioriser celles qui vont influencer principalement le processus permettant de résoudre les problèmes de réalisation.

Quant à Quentin MATEUS du LowtechLab.com, il met à la portée de tous en open source des technologies existantes, utiles, durables et accessibles…. Testées  sur le catamaran Nomade des mers, avec lequel il a réalisé un tour du monde en 3 ans pour rencontrer des inventeurs. De cette expérience sont nés des  tutoriels mis en ligne pour que chacun ait accès à ces technologies.

Le problème, explique Quentin, réside moins  dans l’innovation elle-même que dans tout ce qui va autour (modélisation, modèle économique, accessibilité, diffusion pour créer des communautés…) Bref tout ce qui permet de la reproduire là où elle est nécessaire. Par exemple, on peut apporter une solution technique pour filtrer de l’eau dans les camps de migrants. Mais elle doit être facilement reproductible à petite échelle à travers un modèle économique qui créée de la valeur, de l’emploi, en dépit de conditions sociales difficiles.

Faire connaître le meilleur de l’innovation verte, sociale, digitale, c’est aussi la mission de Shamengo.  Fondée en 2011 par Catherine Berthillier, journaliste grand reporter TV, Shamengo met en lumière des innovateurs – pionniers- ayant développé des solutions positives à impact pour l’environnement et/ou la société.

Depuis 2015, une Villa Shamengo, maison-école-laboratoire au service d’un nouvel art de vivre agit autour de 4 valeurs:

• prendre soin de soi,
• créer dans l’éthique,
• préserver la planète
• s’engager pour les autres.

Ce bâtiment démonstrateur de 1 000 m² sera éco-conçu à partir de systèmes constructifs intelligents, de matériaux bio-sourcés. Il sera connecté et exemplaire en matière d’efficacité énergétique et de gestion des déchets. Ouvert à tous les publics, il a pour objectif d’accompagner les citoyens vers des modes de vie durables et responsables qui pourront être expérimentés au travers  d’une centaine d’innovations parmi les plus exceptionnelles de la planète.

Innovation frugale face à l’entreprise

L’innovation frugale atteint tous les domaines : Frédéric Soussin démontre  comment des consultants peuvent concilier altruisme et frugalité; Marie-Hélène MORVAN co-auteur d’un ouvrage intitulé #Sobériser, innover pour un monde durable  et directrice de programmes transverses chez Air France, a démontré comment introduire la sobriété dans le modèle économique d’une entreprise aussi importante qu’Air France sur différents projets.

Mais prendre le tournant de l’innovation frugale, est-ce si facile ? Pour Lionel ROURE, maître de conférences au CNAM à Paris, spécialiste du Management de l’innovation, le taux d’échecs des innovations n’a jamais été aussi élevé. Et c’est une bonne chose, car cela signifie qu’il faut forcer les innovations à être au service de la société ; partir de la technologie, mais répondre à des problématiques sociétales. Maker spaces, hacker spaces se multiplient dans le domaine de l’innovation. Cela marque – peut-être – l’émergence de grandes entreprises à taille plus humaine !

Et pour les entreprises existantes, le mouvement B Corp est là. Le mouvement B Corp est un mouvement d’entreprise dont le but est d’avoir un impact positif sur la société. Ce sont des entreprises qui pensent que fondamentalement, elles doivent contribuer à l’intérêt commun, explique Climene KOECHLIN – community booster au sein d’Utopies, le cabinet pionnier de la RSE

Pierre-Etienne FRANC dirige actuellement la Business Unit Mondiale Hydrogène Energie pour le Groupe Air Liquide. Les entreprises prennent consciences que la croissance dans le domaine de l’énergie a atteint ses limites. Le deuxième élément de conscience qui émerge est le rapport entre pollution/ écologie. Son espoir est qu’un jour, l’indicateur prédominant dans les entreprises ne soit plus l’indicateur financier

La solution se trouve peut-être dans un changement de paradigme, tel que celui porté par Foundation for Peer-to-Peer Alternatives  explique son fondateur Michel BAUWENS. Le modèle de l’entreprise, qui fabrique de la valeur par extraction n’est pas forcément le mieux adapté aux nouveaux défis. Michel Blauwens défend un modèle fondé sur un changement de paradigme. Le système concurrentiel des entreprises est en déclin. Au contraire, il faudrait encourager des réseaux qui intègrent les différences et permettent d’exprimer la créativité. Sur un territoire où beaucoup de paysans sont passés à l’agriculture bio, par exemple, l’Etat dépense beaucoup moins pour dépolluer l’eau. Cependant, il n’y a aucun impact pour les agriculteurs. C’est l’exemple même du système compétitif, non-intégré. Or créer de l’impact positif devrait être récompensé et donc faire école. D’où l’importance de donner sa chance au réseau.

Notre société est en pleine métamorphose, explique Olivier FREROT. N’est-ce pas l’occasion de repenser nos valeurs et de laisser émerger des valeurs plus riches : solidarité, capacité à accueillir l’inattendu, rendre services aux humains, à la société et prendre soin de la planète, faire confiance au groupe pour trouver des solutions et s’appuyer sur la frugalité, à savoir ce qui est juste et suffisant pour la croissance.

La frugalité véhicule aujourd’hui une image d’ascétisme, de privation… est mal perçu dans une société qui prône la consommation et l’extension permanente.

Il y a là aussi un défi à relever : créer un projet engageant permettant de passer d’une motivation exogène (carotte ou bâton) à une motivation endogène, soit l’envie de devenir frugal.

Un grand merci à tous les participants de la journée dont les notes -en mode participatif- ont permis la rédaction de cet article!