Le luxe en Inde, un marché aux règles … indiennes

Le luxe fait partie de l’ADN de l’Inde. Il suffit pour s’en convaincre de remonter à l’époque des maharajahs, des Rajputs du Rajasthan ou encore des Nizams d’Hyderabad, qui n’hésitaient pas à remplir leurs somptueux palais d’œuvres d’art.

 

building Mumbai luxeDe grandes maisons de couture comme Pierre Cardin ou Emmanuel Ungaro ne s’y sont pas trompées. Elles n’ont pas hésité à s’y aventurer dès la fin des années 1960, attirées par le savoir-faire des tisseurs de coton et de soie pour produire des pièces exceptionnelles. Il n’est pas de joaillers et de créateurs de bijoux qui ne se rendent régulièrement à Jaïpur en quête tant de pierres précieuses que du savoir-faire des artisans.

 

Un marché particulièrement attractif

Après les maharajahs, c’est au tour des millionnaires indiens de prendre la relève. Le nombre de ménages à la tête d’une fortune de plus de 250 millions de roupies (3,8 millions de dollars) est passé de 62 000 en 2011 à plus de 137 000 en 2015 (+17 % entre 2014 et 2015). Ils devraient être 348 000 ménages de millionnaires d’ici cinq ans, selon le cabinet Kotak Wealth Management.

Habitués à voyager à l’étranger, ces nouveaux clients sont sensibles aux Chanel, Gucci et autres grandes marques occidentales. Les dépenses en produits de luxe ont ainsi augmenté de 25 % en 2014 (contre 7 % en Chine pendant la même période), ce qui n’est pas anodin lorsqu’on sait qu’un sac Vuitton coûte 8 à 10 % plus cher en Inde qu’en Europe, la faute aux multiples taxes d’importation ou sur les produits de luxe.

Aussi l’Inde est-elle devenue une destination obligée pour les grandes marques de luxe occidentales. Et pourtant, ou plutôt comme d’habitude dans ce pays continent, la réalité sur place est beaucoup plus complexe que ne laissent penser les chiffres.

 

Le luxe en Inde, un marché qui reste difficile à percer

Des marques qui vont et viennent

En termes de communication, tout se passe bien. On entend régulièrement parler de nouvelles griffes qui ouvrent en Inde. Preuve que les spin doctors font bien leur travail.

Car la réalité est tout autre. « Il y avait 190 marques de luxe en Inde il y a 10 ans, il y en a toujours 190 aujourd’hui. Le nombre n’a pas changé. Ce sont les marques qui changent : une arrive, une autre part », explique le consultant en marketing de luxe Emmanuel Balayer, installé en Inde depuis une quinzaine d’années. « Ce pays possède un énorme potentiel dans le luxe, c’est peut-être le plus gros marché du monde, et pourtant, on a une croissance plate. »

 

De fait, Kenzo s’est retiré, Burberry a fermé plusieurs magasins à Bangalore et à Delhi. Clarins, qui possède Azzaro, le parfum pour homme numéro un en Inde depuis des années, n’a toujours pas ouvert une boutique en propre et se contente de son réseau de distributeurs.

 

Car ouvrir un magasin en Inde coûte cher

Emmanuel Balayer consultant marketing luxe

Emmanuel Balayer consultant marketing luxe

Très cher. La plupart des entreprises occidentales qui font ce choix n’ont pas le droit à l’erreur. « Quand vous choisissez l’emplacement d’un magasin, vous avez intérêt à ce que ce soit le bon. Il n’y a que quelques emplacements qui marchent à Delhi : Khan Market ou le Citywalk. Sinon, vous ne vendez pas, ou alors vous vendez mais sans gagner d’argent », explique Emmanuel.

 

Des partenariats qui tournent court…

Dans le luxe, comme dans de nombreux domaines, mieux vaut ne pas se lancer seul. Et là encore, trouver un bon partenaire est dur. Audi avait deux partenaires à Bombay, de quoi assurer ses arrières. L’un d’entre eux a eu des démêlés avec le fisc et Audi lui a retiré sa marque. Ce qui signifie que, sur une ville aussi importante que Bombay, Audi a perdu la moitié de son réseau de distribution. Porsche a eu le même souci avec son partenaire indien, parti lui aussi en prison pour non paiement des taxes et malversations : il vendait pour neuves des Porsche d’occasion importées de Dubaï.

Et vu l’état général des routes indiennes, Ferrari, partenaire de Tata, s’est également retiré du marché, les clients fortunés ne se précipitant pas pour acheter des voitures de sport aussi basses et fragiles.

… et des stratégies inadaptées au pays

S’adapter à l’immensité du pays

C’est l’une des erreurs les plus classiques, même de la part des plus grandes entreprises : croire que ce qui marche ailleurs marchera aussi en Inde. Et pourtant, tout est à réviser. « Quand vous lancez un cabriolet en plein mois d’août, pendant la mousson, il y a peu de chances que ça marche. Il faut le faire entre octobre et février à Delhi. Le climat est agréable, on a envie de passer le week-end au Rajasthan. Dans le sud, ce ne sont pas les mêmes périodes. Il faut s’adapter. Or beaucoup de marques ont du mal à comprendre cela. Du coup, elles ont des revenus inférieurs à ce qu’elles espèrent » indique encore Emmanuel Balayer.

Et qu’en est-il de la mode ?

Selon Marita Maier, de E&Y, « l’Inde pas prête pour le luxe. 2 % des Indiens les plus riches se payent une robe Dior, ou une paire de chaussures Louboutin. C’est une minorité. La classe moyenne n’a pas encore émergé », contrairement à la Chine où celle-ci représente 10 % de la population.

La question de l’adaptation reste, là encore, cruciale. « Les Indiennes ont plus de derrière que les Chinoises. Pourquoi on ne vend pas de robes Dior en Inde ? Parce que le produit n’a pas été adapté au marché. Au contraire, quand Hermès a lancé ses saris, ça a marché du tonnerre. Quand Gucci fait une collection en partenariat avec un designer indien, c’est un succès. », remarque Emmanuel Balayer.

 

Avantage aux marques indiennes

Entre marques de luxe occidentales et marques de luxe indiennes, le choix est évident. Les Indiens dépenseront plus pour des marques indiennes que pour des marques étrangères. Les marques indiennes de joaillerie font des fortunes, en Inde et même à l’étranger avec les NRI (Non Resident Indians), tout en utilisant les stratégies des marques internationales.

Le contraire n’est pas vrai. « Cartier ne marche pas en Inde. Ce sont de gros annonceurs, mais ils n’ont pas de magasins. C’est une sorte de vitrine. Les marques étrangères investissent en Inde pour se faire connaître. Mais elles ne fonctionnent pas avec ce qu’elles gagnent ici », explique Emmanuel.

 

 Made for India

C’est aujourd’hui le mot d’ordre des marques de luxe en Inde, comme le rappelle Glyn Atwall dans son livre The Luxury Market in India : «Il faut adopter une approche orientée sur la culture indienne pour réussir en Inde… Les consommateurs indiens sont certainement attirés par les grandes marques internationales mais adaptées aux couleurs locales.»

Personnaliser le service aux clients

C’est un point capital pour attirer les riches clients indiens, estime Emmanuel Balayer. « Dans tous les magasins Gucci du monde, on vous donne une carte avec la ligne fixe, jamais le numéro direct des vendeurs. Or en Inde, c’est l’inverse. 60 % des ventes se font par téléphone. La cliente ne va pas appeler sur la ligne fixe de Burberry pour demander qu’on envoie la collection chez elle pour qu’elle choisisse. Il faut que le service soit personnalisé. »

Emmanuel Balayer en fait lui-même les frais : « On m’appelle à des heures impossibles, sept jours sur sept, même le dimanche. Il faut être à disposition. La notion de service est bien plus élevée en Inde que dans reste du monde, car on a l’habitude d’être servi. Les familles ont du personnel de maison. Les délais de réaction sont très courts. Quand on achète quelque chose, on le veut tout de suite. »

Ce qui peut poser quelques soucis, par exemple lors de l’achat d’une voiture neuve. « En général, on passe commande et on l’a 2-3 mois après. En Inde, la personne estime que, quand elle veut une voiture, qu’elle arrive avec son argent, elle doit l’obtenir tout de suite. Ce qui est souvent impossible. » C’est pourtant le tour de force que réussit Rolls Royce, qui fait ses voitures sur mesure en fonction des souhaits du client. La marque parvient à ménager les susceptibilités de ses riches clients indiens en déployant des trésors de diplomatie. Reste qu’à partir du moment où ils sont clients, les gens estiment qu’ils ont le droit à tout. Ce qui n’est pas forcément le cas.

 

Mieux pour moins cher ?

Les Indiens ont la réputation de vouloir la meilleure qualité pour moins cher. « C’est une idée fausse. Par exemple, le magasin Kitsch, à Bombay, vend des vêtements signés Alexander McQueen et d’autres griffes. Le magasin a réduit ses marges, et ses produits, en dépit des taxes, sont moins chers qu’à l’étranger. Or entre aussi en ligne de compte la question de l’attitude : “J’ai acheté à Paris”. Même s’ils trouvent le même vêtement moins cher à Delhi ou à Bombay, ils continueront de l’acheter à Paris. Même chose pour les voitures, sur lesquelles pèsent 100 % de taxes d‘importation. Pourquoi acheter une Mercedes, alors qu’Honda est mieux équipée ? La marque est plus importante. C’est une question de statut. »

Quel avenir pour le luxe en Inde ?

Encore et toujours… l’adaptation

Inde luxe bijouEncore une fois, il faut savoir s’adapter. Dans quelques années, prédit Emmanuel Balayer, des marques indiennes de luxe seront au même niveau que les marques européennes. Il faut s’adapter. D’ailleurs, de nombreuses marques italiennes comme Gucci ou Versace se sont déjà rapprochées de designers indiens et cartonnent.

Aller vers les petites villes

Une stratégie promise à un bel avenir serait aussi de s’adresser à cette classe de millionnaires indiens qui vivent dans des villes émergentes comme Kochi ou Bhopal. Près de 30 % des consommateurs de luxe habitent les villes indiennes de taille moyenne (de sept à neuf millions d’habitants), rappelle la journaliste Christine Nagayam.

« Il est clair qu’une grande partie des consommateurs de produits de luxe viennent des villes du centre de l’Inde, encore largement inexplorées par les grandes marques. Nous n’avons touché que la pointe émergée de l’iceberg dans les grandes villes », explique Sanjay Kapoor, fondateur de Genesis Luxury qui distribue de nombreuses marques de luxe, parmi lesquelles Jimmy Choo, Botega Veneta ou Canali. « Les petites villes ont d’énormes moyens et nous les avons sous-estimées. Or ce sont souvent des clients fidèles », estime pour sa part un distributeur de montres de luxe.

 

Aller au devant de leurs clients dans des villes encore émergentes avec des produits « made for India », c’est peut-être la solution pour les marques luxe, concentrées aujourd’hui à Bombay et à Delhi. D’autant plus que, si l’Inde est en train de se convertir au shopping sur Internet, ce n’est pas encore le cas du luxe. Seuls 1,20 % des achats de produits de luxe se faisaient en ligne en 2015. Preuve que les boutiques de luxe ont encore de beaux jours devant elles.

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