Le Chettinad a bouleversé la vie de Michel Adment et Bernard Dragon. «On avait envie d’un changement mais on ne pensait pas que ce serait à ce point. On n’a pas été déçu», raconte Michel qui, avec Bernard, a troqué sa vie parisienne pour Saratha Vilas, un luxueux boutique hôtel à Kothamangalam, au cœur du Chettinad, où ils sont les seuls Occidentaux à des kilomètres à la ronde.
Une envie de changement
Comment deux architectes parisiens, qui ont travaillé sur des projets culturels aussi prestigieux que l’Opéra de Pékin ou l’Oriental Art Center à Shanghai, en sont-ils arrivés là ?
Au départ, une envie de changer de vie… et un voyage en Inde du Sud. « Un voyage court car nous avions peur de l’Inde, du manque d’hygiène, de la pauvreté. » Et là se produit un premier choc, « avec tous les antiquaires, des collections de mobilier, d’objets extraordinaires. On a commencé à acheter des meubles pour les envoyer en France par container où on les a vendus à des amis, des connaissances ».
Un hobby qui devient rapidement une habitude. Les voyages en Inde se multiplient : « Nous avions besoin de ce contact avec la matière qui nous manquait sur nos projets. On est venus de plus en plus souvent… Et on n’a pas pu s’en empêcher : on a commencé à dessiner du mobilier et à le faire réaliser au Kerala. »
Et finalement, lorsqu’un poste d’expatrié en Inde se présente, Michel et Bernard sautent le pas et partent s’installer à Chennai. Car les deux architectes ont un plan.
Coup de foudre pour le Chettinad
A force d’arpenter l’Inde du sud de long en large, ils sont tombés sur une région du Tamil Nadu, jusque-là quasi inconnue des touristes et snobée des guides, mais appréciée des antiquaires : le Chettinad.
Une architecture unique
Le Chettinad, c’est d’abord une architecture mêlant influences tamoule et occidentale. Des dizaines de milliers de petits palais ou de grandes villas rappellent la splendeur passée des populations de marchands, financiers éclairés et cultivés qui ont fait fortune en faisant des affaires dans toute l’Asie du sud-est. «On a l’impression de marcher dans des villes romaines, avec des plans tracés au cordeau, de grandes maisons avec des cours intérieures. On a la sensation d’être transporté dans le temps et, en même temps, de retrouver nos racines » explique Michel.
De projets en projets…
De retour en France, Michel et Bernard s’attellent à l’élaboration d’un projet de coopération internationale culturelle pour préserver et développer le patrimoine du Chettinad. Ils proposent d’inscrire la région sur la liste de veille du World Monuments Fund, une organisation new yorkaise. C’est un premier pas car « personne ne connaissait la région, mais le projet a été remarqué, nous avons été encouragés à continuer, cette fois avec le soutien du bureau de l’UNESCO de New Delhi. »
La campagne Revive Chettinad Heritage, lancée avec l’Unesco, est un programme de sensibilisation pour la protection et la valorisation de la région. Des coopérations internationales suivent avec l’inclusion dans la liste de veille du WMF et pour finir, la liste indicative du patrimoine mondial. « Notre idée était de continuer à faire notre métier d’architecte et de venir le plus souvent possible pour mettre en place des coopérations internationales. » De rencontres en networking, Michel et Bernard font la connaissance de Francis Wacziarg. « Il nous a dit : “Si vous voulez faire quelque chose au Chettinad, vous devriez monter aussi un projet économique et pas seulement culturel. Justement j’ai entendu parlé d’une maison à louer.” »
Le début de l’aventure Saratha Vilas
Et c’est ainsi que tout a commencé. Bernard et Michel montent une société qui loue la maison. Vient alors le moment de la restauration… et c’est là que les difficultés commencent.
Mettre en œuvre le chantier
« On ne voulait pas s’installer complètement en Inde », explique Michel. « On cherchait un jeune architecte intéressé par la restauration de la maison qui suive le chantier pour nous. Nous avons rencontré beaucoup de monde, fait plein d’essais qui n’ont jamais marché. Et on s’est dit qu’on adorerait faire ce travail. »
Devenus maîtres d’œuvre de la restauration, les architectes apprennent à travailler avec les gens du village « qui venaient le matin pour proposer leurs services et on les embauchait directement. Il y avait des maçons qui connaissaient les techniques traditionnelles. Nous avons aussi notre expérience d’architecte. Nous avons travaillé tous ensemble afin d’en faire la maison qu’on imaginait. »
Et organiser le management
L’idée est ensuite de monter une équipe, sous la direction d’un manager pour assurer la gestion quotidienne de Saratha Vilas. Là encore, impossible de trouver un bon manager, ni dans le village, ni en dehors. De nouveau, Michel et Bernard s’y collent, même si former les villageois aux métiers de l’hôtellerie n’a rien d’évident. « Les gens vivent sur une natte, mangent sur une feuille de bananier, ils n’utilisent pas de couverts, pas de table, pas de chaises. Tout, dans la villa, était nouveau pour eux. Ils ont appris d’autant plus vite. Eux se lavent dans le bassin du village. La salle de bains était une nouveauté : ils en ont entendu parler, l’ont vu à la télévision dans des films et là, tout à coup, ils en voient une en vrai. Du coup, ça les a bien accrochés et la formation au house keeping a été très rapide. »
Même pour les postes d’encadrement, plus délicats, « on a fini par trouver des gens du village. On a une équipe complète. On peut sans souci laisser la maison pendant les périodes creuses ».
La barrière de la langue
Si 10 % de la population indienne parle anglais, ce n’est pas le cas de tous les habitants de ce petit village du Tamil Nadu. Certains maîtrisent un peu la langue de Shakespeare, reconnaissent Michel et Bernard, qui eux, comprennent quelques mots de tamoul. Mais à force de vivre dans ce village, « une langue commune s’est mise en place, qui permet de se comprendre ».
Faire découvrir le Chettinad
Progressivement, le Chettinad s’ouvre aux touristes. « Il y a encore 5 ans, personne ne s’arrêtait au Chettinad, les gens allaient de Tanjore à Madurai. Mais grâce au renom de la gastronomie, la région est devenue une étape. Les gens s’arrêtaient pour le déjeuner. Puis ils ont peu à peu fait une visite rapide du Chettinad, puis ils ont commencé à passer une nuit, deux nuits. »
L’occasion pour Michel et Bernard de partager avec leurs hôtes leur passion pour la région, ses bois sacrés où ont encore lieu des cultes animistes séculaires, son architecture unique, ses artisans, notamment les tisserands connus dans le monde entier pour les saris colorés qui sortent de leurs ateliers, les sculpteurs de bois…
Tout cela autour des repas que les architectes partagent avec leurs hôtes. « On a adapté la cuisine du Chettinad. C’est une cuisine assez riche et on allège en matières grasses et en sel. En fait, on cuisine des choses qu’on adore, de la cuisine indienne revisitée. Un Indien qui vient manger chez nous s’attend soit à un repas français, soit à manger quelque chose en décalage avec la tradition. Bon, c’est clair, ça ne marche pas avec un ayatollah de la cuisine strictement indienne. »
Une vie différente… mais pas plus simple qu’avant
Ouvert depuis Noël 2010, Saratha Vilas a vécu des moments difficiles : « C’est inimaginable le nombre de licences, d’impôts, de déclaration, de complexité… On ne fait pas gaffe au départ, mais le mauvais rang de l’Inde en business ease n’est pas volé. En France, la déclaration de TVA, c’était barbant. Mais ici, c’est multiplié par mille. Toutes les démarches nous prennent une énergie considérable. On voudrait évoluer plus vite, travailler à d’autres projets, mais on est absorbé par ça. Et je ne parle que des démarches de base. »
Par exemple, « pour les chambres d’hôtel, luxury tax et autres représentent 20 % du prix comme en France. Mais on doit remplir trois déclarations distinctes à chaque fois, sans compter tous les impôts indirects. Quand on fait une remise sur une chambre, la luxury tax est calculée sur le tarif plein, tandis que la service tax est proportionnelle au prix payé. »
De quoi s’y perdre, pour des étrangers et même pour des Indiens. Michel et Bernard ont eu recours à trois experts comptables avant de trouver celui qui a su reprendre en main leur comptabilité. «Mais il faut suivre de toute façon ce qui se passe. Tout le monde a fait des erreurs : la banque, l’expert comptable, le secretary company. Sauf que le responsable, c’est vous et c’est donc à vous de corriger les erreurs. Et cela peut prendre des années. »
Pas de quoi faire renoncer Michel et Bernard qui viennent d’acquérir un terrain près d’une magnifique plage de sable blanc à une centaine de kilomètres de Saratha Vilas. Leur nouvelle idée : mettre sur pied un éco-village de luxe. Une autre aventure en perspective.